Interview // David Harari – Des drones militaires aux taxis volants

Interview // David Harari – Des drones militaires aux taxis volants

En Israël, mi-octobre, a eu lieu un essai de livraison de sushis, bières et crèmes glacées par drone1. L’occasion pour France-Israël d’interviewer celui que l’on surnomme « le père des drones ».

D’ailleurs, ne parlez pas à David Harari de drone. Ce terme – tiré du mot anglais qui veut dire « faux-bourdon » et également « bourdonnement »- l’agace. Il préfère parler d’avion sans pilote. S’il n’est pas le créateur des drones, cet ingénieur israélo-français est bien le concepteur du système de renseignement embarqué à bord des drones, qui va révolutionner la guerre moderne.

Mère d’origine italienne, père d’origine syrienne, enfance en Égypte, adolescence et études en France, retour en Israël : David Harari est un condensé de l’histoire juive à lui tout seul !

David Harari est né en Égypte d’une mère d’origine  italienne et d’un père d’origine syrienne. Sa famille es expulsée d’Égypte en 1956 – comme le furent tous les Juifs d’Égypte. Arrivé en France à l’âge de 15 ans, le jeune Harari se passionne pour les sciences. Son doctorat de physique sur la propagation des ondes électromagnétiques en poche, il fait son service militaire. Il assiste impuissant à la guerre des Six-Jours et à l’embargo des armes décrété par de Gaulle sur Israël. Libéré de ses obligations militaires en 1969, il émigre en Israël en 1970 avec sa femme et leurs deux filles. Il est embauché par Israël Aerospace Industry (IAI) et les aide à recruter des ingénieurs et techniciens français.

A partir de là, la success story commence : il dirige une équipe dès 1977 pour développer des avions-espions sans pilote, ils y parviennent dès 1981. Les drones sont utilisés lors de la guerre du Liban en 1982 et le succès rencontré militairement jouera comme une carte de visite à l’international.

David Harari a été un pivot dans l’établissement de nombreuses coopérations industrielles en France, en Europe et aux États-Unis. Il a été notamment moteur pour la participation d’Israël dans le programme européen Galileo et le développement avec le CNES du satellite franco- israélien Venμs. Il a été conseiller du commerce extérieur de la France.

Aujourd’hui, il est co-président du Haut Conseil franco-israélien pour la Science et la Technologie et Vice-Président de la Fondation France-Israël.

Pour ses travaux innovants, il a été lauréat en 2011 du Prix Israël, lauréat des prix israéliens de la Défense et du Marketing, lauréat du prix américain Pionner, et a reçu en France les insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur ainsi que Chevalier de l’Ordre du Mérite.

Comment sont nés les drones ? Quelles sont les dates clés ?

L’avion sans pilote existe en réalité depuis plus de 100 ans. Ce sont les frères Wright, deux Américains, qui l’ont inventé au tout début du XXe siècle. Il fut utilisé pendant les deux guerres mondiales.

Avion des frères Wright en 1903

Avion des frères Wright en 1903

Durant la Guerre d’usure en 1968 et 1969 qui s’est déroulée de part et d’autre du canal de Suez, il était nécessaire pour Israël d’obtenir des renseignements au-dessus de la rive égyptienne2. Les systèmes de renseignements utilisés par l’armée de l’air étaient lourds et peu précis. Qui plus est, il fallait attendre le retour de l’avion et le développement du film (qui pouvait prendre 24 à 48h) pour avoir les images. Ce n’était donc pas une information en temps réel.

Shabtai Brill, officier du renseignement, a eu cette idée lumineuse : équiper un petit avion sans pilote d’une caméra3 contrôlé à distance.

Les résultats du vol de cet avion ont été remarquables mais pour des raisons multiples, le projet n’a pas continué et il n’y a pas de suite à ce premier vol.  L’armée de l’air pensait avoir les moyens de se renseigner à sa façon sur les mouvements des troupes ennemies. Mais la guerre de Kippour en 1973 fut un cruel rappel de cette erreur. Les pertes lors des premiers jours de l’offensive arabe furent très importantes côté israélien, faute de renseignement sur l’emplacement des missiles mobiles sol-air égyptiens et syriens.

 

À cette époque, seule la télévision retransmettait des images en temps réel.

Donc le vrai défi, ce fut de créer un système de renseignement en temps réel, sans pilote ?

Oui. 1973 a ainsi été l’année où l’armée de l’air israélienne a compris qu’il lui fallait les moyens d’obtenir des informations en temps réel au-dessus d’une zone dangereuse. Retour donc aux avions sans pilotes. À cette époque, seule la télévision retransmettait des images en temps réel. IAI et le ministère israélien de la Défense décidèrent dès 1974 de travailler sur un système de recueil d’information en temps réel embarqué dans des avions sans pilote.

Au début, en 1976, l’armée de l’air a préféré se fier aux Américains. Ils ont établi un contrat avec les États-Unis, pour se rendre compte un an plus tard que les Américains n’étaient pas capables de développer un tel système. Du coup, retour à l’intelligence « maison » : en septembre 1977, l’armée de l’air se tourne vers IAI, et je suis chargé de diriger l’équipe responsable de mettre sur pied ce système.

Le défi est immense. Nous avons 3 ans pour démontrer les performances du nouveau système. Nous n’avons aucune référence technique antérieure, vu que le sujet est totalement nouveau. En 1979, nous réalisons le premier vol d’essai. En 1981, le système est opérationnel – et toujours classifié secret défense. Calendrier tenu !

 

À ce moment-là, le monde entier a compris l’intérêt stratégique des avions sans pilotes.

Avion sans pilote équipé du système de renseignement opérationnel, mais pas encore d’utilisation sur le terrain ?

En fait si. Dès 1981, nous avons effectué des manœuvres avec des officiers supérieurs de Tsahal, notamment Ehud Barak qui a bien compris l’importance stratégique de ce système. Ils ont été séduits. De plus, en 1981, les Syriens sont rentrés au Liban. Le Premier ministre Menahem Begin avait besoin de savoir si cette intrusion ne mettait pas en danger la frontière nord d’Israël. Ce fut la première utilisation opérationnelle d’un avion-espion, et le gouvernement a obtenu toutes les informations qu’il voulait, à savoir que la Syrie ne menaçait pas Israël.

David Harari présente le drone avec système de renseignement Scout au général Yossi Ben Hanan en 1981-Credit IAI.jpg

David Harari (second en partant de la gauche) présente le système Scout au général Yossi Ben Hanan en 1981- Credit IAI

Puis en 1982, avec la première guerre entre le Liban et Israël, le système des avions espions a été utilisé à grande ampleur par l’armée de l’air et les services de renseignements. Cela a changé toute la doctrine militaire d’Israël : lors d’une bataille aérienne qui a duré plus de 4 heures au-dessus du Golan et du Liban, aucun des 100 avions israéliens n’a été touché, tandis que toute la flotte syrienne a été abattue, soit une centaine d’avions. L’armée de l’air a utilisé notre système pour repérer les radars syriens et leurs systèmes de missiles sol-air mobiles.

À ce moment-là, le monde entier a compris – Russes en premier, étant donné que c’était leur matériel qui avait été anéanti au Liban et en Syrie- l’intérêt stratégique des avions sans pilotes.

 

Pour développer notre système en 3 à 4 ans, il nous a fallu en effet prendre des risques et rogner des procédures.

Quels ont été à partir de 1982 les conséquences sur le développement de ce système à l’international ?

David Harari explique le drone et au ministre français de la Défense, François Léotard, en 1993

David Harari explique le drone et au ministre français de la Défense, François Léotard, en 1993 ©David Harari

La Suisse a été le premier pays européen à acheter le système. La France a développé un système un peu différent et ne s’est pas montrée intéressée au départ (elle y viendra en 1993). Les États-Unis avaient investi plus d’un milliard de dollars depuis 1972 dans un système, Aquila, qui ne donnaient pas de résultats probants. Ils ont lancé en 1985 un appel d’offre, et nous étions en compétition avec une société américaine. Ils ont finalement choisi le système israélien. En 1987, ils ont abandonné le système Aquila.

Pour la petite histoire, quand nous avons vendu le système aux Américains, leur loi exigeait des rapports de tests au sol. Or nous avions sauté cette étape, faute de temps et d’argent. Pour développer notre système en 3 à 4 ans, il nous a fallu en effet prendre des risques et rogner des procédures. Par conséquent, ce sont les Américains qui ont fait les tests manquants, que nous avons pu ainsi réutiliser lors de nos futures ventes à d’autres pays (notamment la France) !

Nous gardons une longueur d’avance.

Les ennemis d’Israël s’équipent aussi de drones. Israël doit-il s’inquiéter ?

Il n’y a pas de secret technologique aujourd’hui à développer des drones. En revanche, il y a la façon de les utiliser, et il y a ce que l’on met dans les avions sans pilotes. Les quelques avions envoyés par l’Iran via le Hezbollah et le Hamas ont été arrêtés par Israël. Dans les années 2005-2007, les Russes ont acheté un de nos systèmes. Ils étaient déjà en Syrie. Ils ont fait un jour une mission de reconnaissance, mais les opérateurs russes ont fait une erreur avec un drone au-dessus du Golan, et il a été abattu par Israël. Nous gardons une longueur d’avance.

 

Le développement des « air-taxis », les taxis volants qui transportent des personnes, risque de prendre la priorité

Israël vient de réaliser des tests de drone civil à Tel-Aviv, en livrant par drones des sushis, des bières, ou des glaces : gadget ou avenir ?

Prototype de taxi volant imaginé par ©Urban Aeronautics

Prototype de taxi volant imaginé par ©Urban Aeronautics

Les essais, c’est une chose. La mise en œuvre est plus difficile. Le programme de recherche européen, Horizon Europe, dont fait partie Israël, a travaillé notamment sur les problèmes de communication au-dessus des villes, et le problème des interférences. Le développement des « air-taxis », les taxis volants qui transportent des personnes, risque de prendre la priorité, avec Sao Paolo comme première ville utilisatrice probablement. Dans cette ville brésilienne, certaines grandes sociétés utilisent déjà l’hélicoptère pour transporter leur personnel. Or il faut une aire d’atterrissage de 30 mètres pour un hélicoptère de 15 mètres d’envergure qui peut transporter 6 personnes. Les taxis volants seront moins encombrants.

 

Qu’en est-il de la sécurité et de la pollution aériennes ?

Il y aura des couloirs spécifiques, des gestions selon les altitudes. C’est assez complexe. La livraison par drone d’Amazon4 est très réglementée. Il faut une réglementation qui précède cette utilisation5, selon le principe de précaution.Il faut trouver les moyens pour que le drone qui survole une ville puisse voir l’environnement. Le pilote manœuvrant le drone peut se trouver à 150 km de son objet volant !

Taxis volants au-dessus d'une ville, image de simulation de ©Urban Aeronautics

Taxis volants au-dessus d’une ville, image de simulation de ©Urban Aeronautics

Quelles sont les autres utilisations civiles des drones ?

L’utilisation des drones civils date des années 1985, pour remplacer des missions dangereuses, et avec l’accord de l’aviation civile. Par exemple ce qu’on appelle les missions « hippodromes » en mer, des missions où l’avion tourne en boucle pour surveiller les opérations de dégazage en mer. Il y a un risque de « vertigo » du pilote, c’est-à-dire qu’il ne perçoit plus correctement sa position dans l’espace, ne sait plus où est le ciel, où est la mer. Autre exemple : les hélicoptères – véhicule aérien le plus dangereux au monde- qui doivent intervenir pour nettoyer des poteaux électriques et des transformateurs haute-tension. Ces opérations sont avantageusement remplacées par des avions sans pilote.

Où en est la coopération France-Israël en matière de drones ?

David Harari avec le ministre français de la Défense, Charles Millon, en 1997, lui présentant le système de drone

David Harari avec le ministre français de la Défense, Charles Millon, en 1997, lui présentant le système de pilotage d’un drone ©David Harari

Israël a livré 2 générations d’avions sans pilote à la France. La deuxième est toujours utilisée. La troisième génération, dont 40 % devait être fabriquée en France, a été stoppée par le gouvernement de François Hollande, lorsque Jean-Yves Le Drian était ministre de la Défense. Ils ont préféré que l’armée utilise des produits américains. Donc la France continue d’utiliser des drones israéliens mai a arrêté sa coopération avec nous. Cela dit, nous continuons à travailler avec Airbus, mais côté allemand.

 

 

 

 

 

 

Notes

1   En Israël, des sushis bientôt livrés par drone sur la plage

2   Les espions israéliens, envoyés physiquement, ont eu du mal à récolter des images claires de ce qui se tramait de l’autre côté du canal de Suez, les Égyptiens ayant érigé un mur pour occulter leur activité. Néanmoins, le peu récolté permit de comprendre qu’ils se préparaient déjà pour une autre guerre contre Israël. Lire à ce sujet (en anglais) : Israel’s eyes – How the drone went from a toy to the IDF’s greatest tool, Jerusalem Post, 11 septembre 2020 [note de la rédaction France-Israël]

3  Au début, c’était juste une petite caméra attachée avec du ruban adhésif sous un aéronef jouet, ainsi que deux jumelles, l’une pour permettre de repérer l’aéronef, l’autre pour aider à le diriger. Après plusieurs essais, Drill et des collègues firent un premier vol au-dessus des positions égyptiennes, sur la rive ouest du canal de Suez, en juillet 1969. Ce fut leur premier succès, et les films développés montrèrent clairement les avant-postes égyptiens et le déploiement de leurs soldats. [note de la rédaction France-Israël]

4  Et de quelques autres sociétés, comme UPS [note de la rédaction France-Israël]

5  Lire notre interview de Patrick Amar, quand les hauts fonctionnaires français s’échangent en Israël

 

 

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