Interview // Mireille Hadas-Lebel – Palestine et anachronisme

Interview // Mireille Hadas-Lebel – Palestine et anachronisme
Portrait de Mireille Hadas-Lebel

Mireille Hadas-Lebel

Mireille Hadas-Lebel est historienne, spécialiste du judaïsme antique et de la langue hébraïque. Normalienne, agrégée et docteur ès lettres, elle est professeur émérite d’histoire des religions à l’université de Paris IV-Sorbonne. Elle a enseigné l’hébreu à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Elle est également la fondatrice de la collection Présences du judaïsme chez Albin Michel et est vice-présidente de l’Amitié judéo-chrétienne de France.

Yana Grinshpun, linguiste et analyste du discours des médias à l’Université Paris III (Sorbonne nouvelle), a écrit un article dans l’Express1 qui met au jour le parti pris idéologique du Petit Robert Junior (CE, CM, 6°) édition 2020, lorsque celui-ci définit le royaume de Juda comme étant le « Royaume du sud de la Palestine », « fondé vers 931 avant Jésus-Christ par les tribus de Juda et de Benjamin. […] ».

L’occasion pour nous de revenir sur l’utilisation anachronique de ce terme « Palestine ».

Lorsque l’on visite le département Antiquités égyptiennes au Louvre, on trouve par exemple une légende des Annales de Thoutmosis III, qui évoque ses « campagnes en Palestine et en Syrie » vers 1437 avant J.-C. S’agit-il d’un anachronisme ?

En effet l’appellation anachronique de Palestine pose un problème récurrent. Même les spécialistes de la préhistoire y recourent -parfois à contrecœur et bien conscients que c’est anachronique- car disent-ils, ils n’ont rien d’autre à proposer. Ils préfèrent ne pas se référer à La Bible, qui parle du pays de Canaan et dont les délimitations géographiques sont floues.

Légende au Louvre des annales de Thoutmosis III, département des antiquités égyptiennes (2021)

Qu’en est-il du nom « Israël » ? Ne parle-t-on pas de la terre d’Israël (Eretz Israël), qui fut divisée après la mort du roi Salomon entre les royaumes d’Israël au nord et de Juda au sud ?

La première apparition du mot Israël provient de la stèle de Merenptah2, qui donne la liste des peuples voisins vaincus par l’Égypte, et parmi eux Israël. Cela prouve qu’à cette époque, il y avait un peuple d’Israël établi sur sa terre. On prit l’habitude de la nommer Stèle d’Israël, car c’est la première mention d’Israël comme peuple. Cette stèle date d’environ -1230. Mais le point de vue biblique sur la question fait que les historiens n’utilisent pas le terme Israël.

sur la monnaie que les Romains frappent dans la région après la 1er révolte juive en l’an 70, on peut lire Judea capta, ce qui veut dire « Judée conquise ».

Pourquoi ne pas parler de Judée ?

Le problème de la dénomination Judée, c’est qu’elle n’a pas toujours les mêmes limites selon les époques. Elle peut recouvrir une petite région autour de Jérusalem uniquement, aussi bien le royaume d’Hérode étendu jusqu’en Syrie.

Après la mort de Salomon, le royaume de Juda comprenait Jérusalem et les monts de Judée alentours. Après le retour de l’exil de Babylone, en -538, on parle toujours de Judéens, les habitants de la région.

Dans les textes grecs, on trouve le terme de Judée à partir de -300. Ioudaïos est employé en grec (le grec ioudaïos vient de l’hébreu yehudi) pour désigner la région occupée par les habitants de l’ancien royaume de Juda. Ainsi un certain Cléarque, disciple d’Aristote, parle de son maître qui a « rencontré un homme extraordinaire suscitant son admiration », « un Judéen de la Syrie creuse (Cœlé-Syria) » et habitant un pays « avec un nom de capitale difficile à prononcer, Jérusalémé ».

Par la suite, les Romains ont repris ce terme – le grec ioudaïos devenant Judaeus-, francisé en Judée. D’ailleurs, sur la monnaie que les Romains frappent dans la région après la 1er révolte juive en l’an 70, on peut lire Judea capta, ce qui veut dire « Judée conquise ».

Tête d'Hatchepsout, dit aussi Thoutmosis III - Louvre (2021)

Tête d’Hatchepsout, dit aussi Thoutmosis III – Louvre (2021)

Quelle serait l’appellation la plus adaptée au 15e siècle avant JC ?

On n’a rien à proposer. Le terme Canaan est trop flou. Le terme « Judée », qui au départ désigne les monts de Juda autour de Jérusalem, sera par la suite utilisé de façon plus large, notamment à l’époque romaine jusqu’à la 2e révolte des Juifs contre Rome, en 135 (révolte de Bar Kohba). À la suite de cette révolte, l’empereur romain Hadrien a effacé les noms de Jérusalem – la renommant Aelia Capitolina, en l’honneur de sa propre famille Aelia- et c’est à ce moment-là également qu’il renomme la Judée en Palestina.

Le monde chrétien s’est habitué à appeler Palestine cette région depuis Hadrien, dont l’époque correspond à la montée du christianisme.

D’où vient ce mot de « Palestine » ?

Palestine est un adjectif qui désigne la terre des Philistins, le terme « Philistie » se trouvant lui-même dans la Bible pour désigner le territoire à l’ouest des monts de Juda . On pense que les Philistins font partie des « peuples de la mer », arrivés de la mer Égée au -12e siècle et se seraient installés dans la région côtière autour de Gaza.

Le premier à utiliser ce terme de « Philistins » est l’historien Hérodote (-6e siècle) à propos de la Syrie-Palestine. Il parle de gens qui « pratiquent la circoncision » (les Judéens) et des Philistins (Histoires d’Hérodote, livre II, 104, §3).

On trouve parfois en grec le terme Syrie-Palestine qui désigne toute la région de l’est méditerranéen allant de la Syrie jusqu’à la côte vers Gaza. Quand les Grecs utilisent le terme Palestinae seul, cela ne recouvrait que la région côtière autour de Gaza.

Le monde chrétien s’est habitué à appeler Palestine cette région depuis Hadrien, dont l’époque correspond à la montée du christianisme.

Ainsi, l’historien Daniel-Rops, historien connu pourtant pour son antisémitisme, écrit que « Jésus aurait bien été étonné de savoir qu’il habitait en Palestine »3. À cette époque en effet, on parlait des diverses régions qui constituait l’ancien royaume, soit, du nord au sud : Galilée, Samarie, Judée, Idumée (sud des monts Judée au nord du Néguev). Jésus était soit un judéen, soit un galiléen. Daniel-Rops se résout à écrire palestinien sachant ce terme inadéquat. Arafat a largement joué là-dessus pour amadouer l’Occident, parlant de « Jésus palestinien ».

Peut-on parler de Juifs palestiniens ?

Avant 1948, on peut parler de Juifs de Palestine. En fait, entre 1922 et 1948, c’est à dire pendant le mandat britannique, « Palestinien » est un substitut de nationalité pour les Juifs. C’est d’ailleurs ce qui est écrit sur leur passeport, mais ne correspondait pas à un sentiment national.

Une du journal juif "Palestine post" du 16 mai 1948, titrant "L'État d'Israël est né"

Une du journal juif « Palestine post » du 16 mai 1948, titrant « L’État d’Israël est né »

 

Notes

1  Yana Grinshpun : Le Petit Robert et la grande révision sur Israël
Pour lire l’article complet non verrouillé : cliquer ici

2  Découverte de la première mention du mot « Israël » dans un écrit de l’Égypte Antique, National Geographic, 9 juillet 2020

3  Henri Daniel-Rops, « La vie quotidienne en Palestine au temps de Jésus », 1961

 

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