Alexandra Herfroy-Mischler // La stratégie de communication de Daesh
ALEXANDRA HERFROY-MISCHLER est docteure (Ph.D) en sciences de l’Information et de la Communication, qu’elle enseigne à l’Université hébraïque de Jérusalem. Entre autres travaux, elle analyse la stratégie de communication de Daesh, et notamment les vidéos d’exécution d’otages et leur impact. Elle nous livre dans cette interview le résultat de ses recherches et sa vision sur le combat de la France contre l’islamisme. Alexandra Herfroy-Mischler est également chercheuse au CRFJ (Centre de Recherches Français de Jérusalem-CNRS) et à l’Institut de recherche Harry S. Truman pour l’avancement de la paix. Elle enseigne le contre-terrorisme et les sciences politiques a l’École internationale Rothberg. Née a Strasbourg, elle a fait son alyah en 2010. Elle vient de compléter 3 ans d’études à l’école talmudique Harel à Jérusalem et va prochainement obtenir son ordination rabbinique (smicha).
Quelle est la symbolique de la décapitation pour Daesh ?
La punition corporelle existe dans la charia. Mais la décapitation est le pire châtiment, une humiliation ultime où l’on démembre un corps. C’est une atteinte à l’intégrité de l’humain comme créé à l’image de Dieu. On signifie ainsi que la vie de cet humain spécifiquement n’a aucune valeur, qu’il n’est pas digne de vivre, qu’il est un produit de Satan. Outre la « coalition satanique » composée des « Croisés », des Occidentaux, des juif et des chrétiens, la décapitation est réservée chez les musulmans aux traîtres et aux apostats.
Pour vos travaux de recherche, vous avez visionné plus de 60 vidéos de décapitation ou d’exécution ? Sort-on indemne d’un tel visionnage ?
C’est en fait un de mes étudiants de Master, qui est devenu mon co-auteur, qui les a visionnées. Il a reçu une formation pour voir et supporter ce genre de contenu, car en effet, ce n’est pas soutenable.
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Tout le monde peut-il voir ces vidéos ?
Non, la plupart appartient au Dark web1 ainsi qu’à des sources alternatives, comme l’application Telegram, ou encore provient d’informateurs locaux, d’infiltrés du renseignement au sein de Daesh, voire d’habitants qui ont été témoins et qui transmettent la vidéo. Le CNRS a acheté la description du narratif de ces vidéos à IntelCenter2, une base de données de veille informationnelle située aux États-Unis.
Quelle est la stratégie de communication de Daesh ?
Daesh est très avancé en matière de communication. Ils disposaient dans les années 2014-2019 de 3 agences de presse : Al-Hayat Media Center, Al-I’tisam et Al-Furqan. Ces agences de presse communiquaient en de nombreuses langues et disposaient d’une vingtaine d’agences locales. Ils produisent du matériel de haute qualité (vidéos, radio, magazine etc.), connaissent les codes de communication. Plus ils choquent, plus ils créent le buzz, plus les démocraties occidentales les considèrent comme une entité inhumaine et barbare contre laquelle il faut combattre. C’est exactement ce que veut Daesh, afin d’alimenter son narratif de persécutés afin de rallier des musulmans à sa cause politique et religieuse.
Pourtant, selon vos travaux, la communication de Daesh est d’abord dirigée vers les musulmans ?
Ce qui est surprenant pour nous, c’est que sur 62 vidéos de décapitation visionnées, 45 concernent des victimes musulmanes. Les vidéos sont d’ailleurs produites en arabe et non sous-titrées. La stratégie de communication de Daesh vis-à-vis des musulmans est double :
- Dans leur progression sur le terrain, cette production influe leur avancée. Il leur suffit de diffuser de telles vidéos avant d’arriver dans un ville pour désamorcer toute tentative de réaction de la part de la population locale. Et cela fonctionne.
- Vis-à-vis des musulmans vivant en Occident, le message est le suivant : vous, musulmans, vous êtes oppressés, on vous force à boire de l’alcool, on vous inculque des valeurs perverties, on vous éloigne de la communion avec Allah. Or nous avons créé pour vous un État idéal, où vous pouvez exister à votre plus haut potentiel spirituel. Ils exacerbent ce sentiment après chaque attentat, c’est une escalade.
Le concept de loup solitaire n’existe pas, il s’agit d’un manquement du renseignement, une excuse pour tranquilliser les citoyens.
Au départ, on parlait de cellule dormante pouvant être réveillée. Aujourd’hui, on voit que la plupart des attentats sont commis par ce que l’on a appelé au début des « loups solitaires ». Comment Daesh les utilise-t-il ? Y a-t-il encore des cellules dormantes à proprement parler ?
C’est un énorme contre-sens. Le concept de loup solitaire n’existe pas, il s’agit d’un manquement du renseignement, une excuse pour tranquilliser les citoyens. Ce sont des personnes qui se radicalisent et se rapprochent de Daesh. D’ailleurs Daesh a une stratégie, notamment sur les réseaux sociaux (comme dans des groupes de discussion et de rencontres sur Telegram), pour approcher des gens. Ils ont ainsi recruté plus de 40.000 membres dès 2015 et cela continu y compris après la mort d’Al-Baghdadi en 2019. De même, la cellule dormante n’existe pas : il s’agit plutôt d’une cellule qu’on ne connaissait pas. Quand on remonte les téléphones portable, on découvre tous les liens, tous les contacts établis au préalable. On aurait donc pu le découvrir a priori plutôt que a posteriori avec un renseignement plus efficace.
La question fondamentale est en quoi l’horreur et la cruauté d’une exécution d’otage ont-elles valeur d’information ? Il faut que les médias trouvent un juste milieu entre le voyeurisme malsain et l’auto-censure.
Comment jugez-vous le comportement des médias occidentaux, français en particulier, par rapport à la stratégie de communication de Daesh ?
Il y a une nette évolution depuis les attentats de 2015. Auparavant, on publiait le nom et la photo du jihadiste. Il y avait un effet « marathon du désastre », on angoissait tout le monde, ce que veulent les terroristes qui cherchent à alimenter la haine. Maintenant, on se focalise plus sur les victimes. Il y a une prise de conscience que si personne ne regarde la violence terroriste, l’objet n’a plus autant d’impact. La question fondamentale est en quoi l’horreur et la cruauté d’une exécution d’otage ont-elles valeur d’information ? Il faut que les médias trouvent un juste milieu entre le voyeurisme malsain et l’auto-censure.
Quand bien même les médias ne relaieraient pas la propagande de Daesh, que peut-on faire vis-à-vis des réseaux sociaux ?
Il n’y a rien à faire, tout se passe dans le dark web ou bien via Telegram. La seule solution est d’infiltrer virtuellement. Facebook a essayé d’enlever des pages incitant à la haine, Youtube aussi. Mais ça ne se joue plus à ce niveau là, et c’est une catastrophe pour le renseignement. Mia Bloom, une universitaire canadienne, a infiltré des sites de rencontres sur Telegram, terrain de recrutement de Daesh ; elle a pu traquer plusieurs initiatives. L’armée israélienne également fait de l’infiltration numérique. « Connais ton ennemi » est la devise : on l’infiltre, on l’étudie, on le comprends et ensuite seulement on le contrecarre avec ses propres outils.
Que peut-on faire pour contrer la communication des groupes terroristes ?
Il faut inventer des outils de contre-terrorisme . On arrive à la limite du travail de renseignement tel qu’on le connaît. Il faut former les agents de renseignement à l’idéologie jihadiste et recruter des agents qui parlent arabe, notamment. Il faut aussi éduquer la jeunesse aux méthodes de recrutement. Ceci peut se faire dans le cadre de l’éducation aux medias, en incluant Telegram et le darkweb comme une réalité. Enfin, il faut communiquer au point de vue politique. En Irlande du Nord, après des années de violence, il y a eu un compromis entre le gouvernement et l’ETA. Idem avec les FARC en Colombie. Il faut ouvrir le dialogue concernant le jihadisme dans le monde, en Europe et en France.
Que voulez-vous dire ?
Certaines recherches démontrent qu’il est plus facile et rapide de désarmer le terrorisme indépendantiste que le jihadisme à cause du rôle charismatique du leader. Après les exécutions ciblées de Ben Laden et d’Al-Bagdadi, il reste encore à étudier l’impact de ces initiatives sur la circulation de idéologie, et donc du recrutement. C’est exactement ce que nous faisons actuellement avec mon co-auteur : calculer via un algorithme quel initiative de contre-terrorisme a le plus d’impact. Les résultats devraient être publiés en 2022.
Insérer la laïcité comme valeur républicaine à la source de la pratique religieuse.
Est-ce que la spécificité laïque de la France est un obstacle ?
On a voulu imposer la laïcité comme un fait accompli à tous les citoyens sans forcement l’expliquer. Il y a un vrai clash culturel /cultuel. Cela se passe mieux en Israël, où on respecte la spécificité de chaque communauté. En France, la laïcité est souvent perçue comme une rigidité. Ce qu’il faut, c’est parler, expliquer. Le programme Emouna de Sciences-Po a été créé par Pauline Bebe (première femme rabbin de France) : on y forme des imams, des curés, des rabbins, des pasteurs, des moines bouddhiste etc. à la laïcité française. L’idée étant d’insérer la laïcité comme valeur républicaine à la source de la pratique religieuse.
Peut-on déradicaliser ?
Il y a eu beaucoup de recherches sur la déradicalisation, avec quantification du pourcentage de déradicalisés . Ce qui ne marche pas, c’est de croire que l’on peut faire prendre conscience à un radicalisé que sa raison d’être (sa radicalisation) n’a pas de sens. Le contrecarrer va renforcer sa détermination. Les modèles de réhabilitation qui fonctionnent le mieux – bien qu’il n’y ait pas consensus sur ce que l’on considère comme une déradicalisation réussie- sont ceux qui s’appuient sur un travail réalisé auprès de chaque terroriste, individuellement. Il s’agit de programmes de réhabilitation en prison, suivis d’un travail de réintégration dans la société ensuite, puis un suivi dans le temps. Le programme de déradicalisation de l’Arabie-Saoudite a montré d’excellent résultat. Ils ont créé 4 comités : un comité religieux, un comité psychologique et social, un sécuritaire, et un comité média. Ils ont un centre de réhabilitation, avec une prise en charge très individualisée. On donne aux radicalisés réhabilités un travail, des subsides et un logement. Il s’agit d’accompagner un changement idéologique avec les outils d’adaptation à la vie de tous les jours. C’est un travail sur le long terme. Toutefois, les recherches nous montrent que le taux de succès est variable en fonction du type de terrorisme (indépendantiste, religieux) . Il n’existe pas de recette miracle à proprement parler.
Fermer une mosquée n’éradique pas le charisme du leader visé. Il peut continuer a faire ses sermons dans son salon ou sur Telegram, et cela rendra le travail du renseignement encore plus difficile.
Que pensez-vous des récentes mesures prises en France visant à endiguer l’islamisme (fermeture d’associations et de mosquées salafistes) ?
C’est réactif, contre-productif au niveau du renseignement, et ne fait qu’augmenter la haine et justifier le narratif victimaire, et donc le jihadisme. Ça ne changera ni l’idéologie, ni la radicalisation. Cela va sûrement apaiser les choses d’un point de vue politique sur le court terme pour montrer qu’on agit, mais concrètement, ce n’est pas efficace au niveau contre-terrorisme. Fermer une mosquée n’éradique pas le charisme du leader visé. Il peut continuer a faire ses sermons dans son salon ou sur Telegram, et cela rendra le travail du renseignement encore plus difficile. C’est aussi punir un groupe et une communauté tout entière et renforcer l’amalgame « islam = terrorisme ».
Comment voyez-vous l’évolution du terrorisme dans les années à venir ?
D’après les études, la durée de vie maximum d’un groupe terroriste est de 20 ans. On prend en compte l’impact de l’idéologie, c’est à dire le nombre de morts dus à cette idéologie. Le terrorisme ne date pas de Daesh : il y a eu la Terreur au 18e siècle, le FLN en Algérie, les Brigades rouges, l’ETA, l’IRA, les Corses etc. Il faudrait enseigner le terrorisme et son histoire dans les écoles, bien qu’il n’y ait pas de consensus international sur la définition de terrorisme. Chacun voit midi à sa porte. On pourrait le synthétiser par la recherche de buts politiques sans passer par la case démocratique et en utilisant la violence contre des civils.
1 Le dark web est la partie caché du web. Il n’est pas accessible par des navigateurs normaux comme Google Chrome ou Firefeox, mais seulement par des navigateurs spéciaux. Le dark web ne comporte pas de règles, personne n’en est responsable.
2 IntelCenter est une base de données de contre-terrorisme qui comprend plus de 64 millions de données sur les activités terroristes. Elle comprend des vidéos, des audios, photos, magazines, manuels d’entraînement, données sur les otages, messages des groupes terroristes, médias sociaux, graphiques et cartes analytiques etc., et ce depuis le début des années 90.