Edito // Réflexions sur l’Iran, la « désescalade » et le mal européen
Par Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, professeur agrégé d’Histoire-Géographie, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis) et à l’Institut Thomas More. Entre autres.
Le 24 octobre dernier, le président français a quitté l’Assemblée générale de l’ONU sans avoir pu organiser de rencontre entre Donald Trump et Hassan Rohani. Mise en scène lors du G7 de Biarritz (24-26 août 2019), la « stratégie de désescalade » n’a toujours pas trouvé de traduction concrète. Au vrai, l’expression ne fait que désigner une forme nouvelle d’apaisement. S’il ne faut pas désespérer de la diplomatie, cet échec doit pourtant aviver notre réflexion sur la crise iranienne.
De prime abord, reportons-nous à la brutalité des faits ; ils mettent en évidence la vanité d’une rhétorique creuse et volontariste. On pense bien sûr aux drones et aux missiles qui, le 14 septembre, ont détruit une partie du complexe pétrolier d’Arabie Saoudite. Après une brève cure de pyrrhonisme, il a bien fallu que les gouvernements français, allemand et britannique admettent l’évidence et incriminent le régime irano-chiite.
S’en étonnera-t-on? Le Guide suprême, les Pasdarans et leur fer de lance, Al Qods, sont animés par un vaste projet de domination du Moyen-Orient depuis le golfe Arabo-Persique jusqu’en Méditerranée orientale, avec de possibles répercussions en Afrique du Nord et dans le bassin occidental. Il ne s’agit pas d’une improvisation ou d’une contingence historique. Dès février 1979, l’iman Khomeyni prétendait conduire une révolution panislamique.
On sait la menace que cet expansionnisme irano-chiite représente pour Israël.
On sait la menace que cet expansionnisme irano-chiite représente pour Israël. Outre le Hezbollah qui domine Beyrouth et le Liban-Sud, l’Etat hébreu doit faire face à l’implantation iranienne en Syrie ainsi qu’en Irak. Pasdarans, milices panchiites et missiles y sont déployés afin d’encercler Israël. A l’évidence, les régimes arabes sunnites sont également en péril. Les Pasdarans se vantent de contrôler quatre capitales arabes : Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa.
Second temps de la réflexion : l’attitude de bien des gouvernements occidentaux face à ce qui relève de l’évidence. Pourquoi donc la force des passions tristes qui sous-tendent la grande stratégie irano-chiite est-elle à ce point mal évaluée ?
Ce complexe de forces et de haines constitue le redoutable « croissant chiite » désigné comme tel dès 2004 par le roi de Jordanie. Pour mener cette entreprise impérialiste à l’abri d’éventuelles frappes occidentales, Téhéran a entrepris un programme nucléaire clandestin. Loin d’apporter une réponse de fond à cette ambition, l’accord de 2015 a entériné un fantasmatique droit à l’enrichissement. Dans la foulée, les Pasdaran ont accéléré le développement de leurs missiles.
Second temps de la réflexion : l’attitude de bien des gouvernements occidentaux face à ce qui relève de l’évidence. Pourquoi donc la force des passions tristes qui sous-tendent la grande stratégie irano-chiite est-elle à ce point mal évaluée ? Bien des esprits semblent croire en effet qu’un « deal » du type win-win dénouera ce conflit. Le marché et la profitabilité pourraient dissoudre la volonté de puissance et le ressentiment d’un régime par essence révisionniste et perturbateur.
D’aucuns expliquent cette complaisance par l’ignorance ou la lâcheté. Cela ne suffit pas. Dans ses multiples écrits, Thérèse Delpech nous a procuré quelques clefs de lecture. Très tôt, elle a placé l’Iran au cœur de ses analyses, aux côtés de la Russie et de la Chine populaire également animées par le revanchisme (cf. L’ensauvagement – le retour de la barbarie au XXIe siècle, 2005). Un essai sur la puissance de l’irrationnel puis un autre sur Freud et la tragédie historique complètent le tableau de l’époque.
Thérèse Delpech explique par l’histoire et la psychologie des profondeurs le déni dont font preuve les Occidentaux, plus particulièrement les Européens.
En substance, Thérèse Delpech explique par l’histoire et la psychologie des profondeurs le déni dont font preuve les Occidentaux, plus particulièrement les Européens. Privée de la sagesse des Anciens comme du temps fléché par la promesse chrétienne, l’humanité post-moderne est désemparée; sa temporalité est dévastée. « La fin de la religion et la mort du Père, écrit-elle, ont laissé un vide immense dans la civilisation occidentale (…). Georges Steiner va jusqu’à dire que toute l’histoire politique et philosophique des cent cinquante dernières années peut se comprendre comme une série d’efforts pour combler le vide central laissé par la théologie ».
L’Europe du XXIe siècle, usée par le relativisme et le scepticisme, ne parvient plus à désigner le mal et ce qui menace les centres de valeur de la civilisation occidentale.
Et de comparer l’Europe à Hamlet, prince mélancolique affecté d’une paralysie de la volonté, pris dans une tempête passionnelle dont il ignore les causes et les conséquences ultimes : « Celles-ci continuent d’arriver sur nos rivages, comme autant de vagues tardives d’une grande catastrophe qui n’a pas dit son dernier mot. Elseneur concentre ainsi un pouvoir symbolique exceptionnel pour l’Europe du XXIe siècle ». Usée par le relativisme et le scepticisme, elle ne parvient plus à désigner le mal et ce qui menace les centres de valeur de la civilisation occidentale.
En troisième lieu, l’insistance mise sur la production nord-américaine d’hydrocarbures et la prétendue dévaluation du Moyen-Orient appelle réflexion. On ne saurait trop insister sur la grande importance géopolitique de la région. Celle-ci représente les deux cinquièmes de la production mondiale de pétrole et dispose des réserves les plus abondantes et les plus aisées à extraire. Le Moyen-Orient est aussi un carrefour entre l’Europe et l’Asie. Déchiré par de puissantes contradictions, il se situe dans le voisinage immédiat de l’Europe qui ne peut regarder ailleurs.
Au-delà des considérations stratégiques, il faudrait s’interroger sur la place que le Moyen-Orient tient dans notre histoire, nos représentations géopolitiques, voire dans notre inconscient collectif. Le grand historien Pierre Chaunu voyait en cet espace « le nœud de toutes les aventures humaines », entre l’Asie Mineure, les plateaux iraniens, les déserts d’Arabie et le Delta du Nil. C’est sur ces 800.000 kilomètres carrés, utilisables par les techniques agricoles du Néolithique, que le Croissant fertile a pris forme.
A partir de ce nœud géographique, le monde antique s’est étendu vers l’ouest et le nord, jusqu’à couvrir un espace délimité par les empires romain et parthe ainsi que la frange de la Germanie liée à la Méditerranée. Soit un total d’environ cinq millions de kilomètres carrés qui constituent l’essentiel du monde connu avant les Grandes Découvertes. Tous ces mouvements ont eu leurs correspondances dans le champ des idées, du divin et de la métaphysique. Songeons au Décalogue.
En somme, l’attraction exercée encore par cette région du monde n’est certainement pas le fait d’un orientalisme désuet. Le Moyen-Orient est le nœud gordien du monde. Il ne saurait être livré à l’Iran pour prix du retour au mauvais compris de 2015. L’illusion d’un « deal » de ce genre pourrait au contraire précipiter la catastrophe à venir.
Jean-Sylvestre Mongrenier
Institut Thomas More