Interview // Pascale Zonszain – les Arabes israéliens, entre coexistence et irrédentisme

Interview // Pascale Zonszain – les Arabes israéliens, entre coexistence et irrédentisme

Pascale Zonszain (prononcer « Zonchaïn ») est journaliste, correspondante en Israël de différents médias francophones (Actualité Juive, Radio J, Médi 1). Elle est rédactrice en chef de Menora info, un site d’analyse de la société israélienne. Elle a produit de nombreux articles et écrits, parmi lesquels « Le peuple israélien – Visages de la société israélienne » (revue Pardès, 2020), et « La nation palestinienne d’Israël – Arabes israéliens, un état des lieux » (2019)

1- Les émeutes d’Arabes israéliens ce mois de mai, ainsi que les violences juives à l’égard d’Arabes israéliens, sont-elles alarmantes pour l’avenir ? Sont-elles nouvelles ?
À une telle échelle, ces émeutes sont nouvelles. On n’a pas vu ça depuis la guerre d’Indépendance. Il faut distinguer les deux violences.
Violences juives : les violences à Jérusalem d’abord, puis à Jaffa, Lod etc. sont le fait d’un amalgame hétéroclite qui s’est structuré sur les réseaux sociaux pour organiser leurs actions : il y a des individus liés à la petite délinquance, des supporters ultraviolents de clubs de foot (La Famiglia, groupe de supporters du Bétar de Jérusalem, connu pour leur ultra-violence et surveillé par la police), des jeunes en rupture scolaire, ainsi que des sympathisants de l’extrême droite. Il y a eu volonté délibérée d’agresser des Arabes, comme le lynchage à Bat Yam (banlieue sud de Tel-Aviv) où un Arabe a été grièvement blessé.

Il y a aussi côté juif un groupe différent de ceux précédemment cités : des groupes de défense organisés ce mois de mai, au tout début des émeutes arabes, organisés pour protéger la population juive. Ce ne sont ni des excités, ni des violents, mais des gens qui ont identifié la menace qui pèse sur les habitants juifs, notamment à Lod1. Ils sont venus pour escorter les personnes, évacuer les blessés (comme c’est arrivé il y a 10 jours, lorsqu’un habitant rentrant chez lui a été attaqué à l’arme blanche. Le Maguen David Adom2n’a pas voulu entrer dans la mêlée, trop dangereux, et ce sont ces groupes qui sont intervenus en attendant l’ambulance). C’est une forme de prise en main de la loi lié au constat d’une défaillance de la police dans cette ville mixte, qui n’est plus en mesure de protéger sa population.

Avant ces émeutes, la coexistence à Lod ne connaissait pas de véritable problème. Cela révèle l’échec de l’État et de sa police.

Uri Buri, le restaurant qui a été incendié à Akko le 11 mai 2021 (à gauche, avant l'incendie et avec son propriétaire, à droite, après l'incendie)Le célèbre restaurant Uri Buri à Akko (Saint-Jean d’Acre), connu dans tout Israël et où travaillent Arabes et Juifs, a été incendié le 11 mai 2021 par de jeunes Arabes israéliens lors d’émeutes dans les villes mixtes d’Israël.

Violences arabes : les agressions et déprédations commises par des Arabes contre des Juifs est un phénomène plus complexe. Les émeutes d’arabes israéliens n’est pas un phénomène nouveau. Elles peuvent être déclenchées par une identification au conflit avec les Palestiniens, ou bien par une situation intérieure arabe israélienne. Mais jusqu’ici, les émeutes étaient dirigées essentiellement contre les forces de l’ordre et les représentants de l’État (cf. début année 2000). S’en prendre à des individus juifs, cela relevait auparavant du terrorisme. Les attaques telles qu’on les a vues ce mois-ci représentent un phénomène inédit. Et, oui, c’est alarmant.

La propagande « Jérusalem est menacé par les Juifs », « al-Aqsa est en danger » est d’ailleurs un dénominateur commun entre les islamistes et le Hamas.

2- Concernant les Arabes israéliens, on se souvient que la branche nord du Mouvement islamique (à Umm el-Fahm) a été interdite par le gouvernement en 2015 pour incitation à la violence ; il y a également à Nazareth des extrémistes qui ont affiché le drapeau de Daesh lors de la venue du pape Benoît XVI en 2009. Peut-on parler de 5e colonne ?
Une 5e colonne, c’est un danger intérieur orchestré de l’extérieur. Là non, c’est plus compliqué. Le mouvement islamique s’accommode de la réalité israélienne. Il y a eu du reste une scission au niveau du Mouvement islamique israélien suite aux Accords d’Oslo : la faction sud estime qu’elle peut être représentée à la Knesset, contrairement à la faction nord. L’incitation à la violence était une réalité. Dès 1998, ils rameutaient des Arabes israéliens autour du slogan « al-Aqsa est en danger », organisant des rassemblements de masse, notamment à Umm El-Fahm, et affrétant des cars pour aller à Jérusalem sur l’esplanade des Mosquées / mont du Temple. La propagande « Jérusalem est menacé par les Juifs », « al-Aqsa est en danger » est d’ailleurs un dénominateur commun entre les islamistes et le Hamas.

Le Mouvement islamique israélien est né dans les années 1970, après guerre la guerre des Six-Jours. La définition identitaire des Arabes israéliens musulmans oscillent entre 4 pôles : une identité palestinienne, une appartenance à la nation arabe en général, une appartenance à islam, et enfin leur citoyenneté israélienne. Le dosage entre ces couches varie selon les périodes.

Slogans islamistes et drapeau de Daesh (ISIS) à Nazareth, Israël, en mai 2009, lors de la venue du pape Benoît XVI Lors de la venue du pape Benoît XVI en Israël (mai 2009), ici à Nazareth, des islamistes, Arabes israéliens, ont brandi des slogans hostiles et le drapeau de Daesh (à l’époque très peu connu)

Le Mouvement islamique a une idéologie claire : c’est une émanation des Frères musulmans pour qui l’islam sera la solution à tout, comme le Hamas. Mais à la différence du Hamas, le Mouvement islamique a soigneusement évité d’écrire une charte et d’indiquer ses objectifs. Tout est sous-entendu. Il s’agit d’un processus lent, par étapes. Le temps n’est pas un problème, cela peut prendre plusieurs générations. Le Mouvement islamique a toujours cherché à se tenir dans les limites de la loi. Il ne cherche pas à détruire directement Israël, comme le Hamas, mais à créer une force de l’intérieur. C’est une menace sur le long terme, s’accompagnant de contre-partie sociale car le Mouvement islamique en Israël, comme ailleurs, avance son influence en jouant sur le terrain du social, du caritatif…il tisse un réseau.

On n’en fait pas assez pour combattre la pénétration islamiste. […] C’est le problème d’une communauté musulmane pénétrée par l’islamisme, dans un pays à majorité non musulmane. En cela, ce qui se passe en Israël ressemble à ce qui se passe dans d’autre pays (France, Royaume-Uni, Allemagne etc.).

3- Ces émeutes remettent-elles en question la participation des élus RAAM a la gestion de l’État ?
Le parti Raam se retrouve dans une position difficile. Mansour Abbas a fait le pari d’une alliance avec le gouvernement à venir, quel qu’il soit, et a pris des risques politiques. Les événements sont allés plus vite que lui ! Les émeutes et la guerre l’ont placé dans la situation qu’il redoutait le plus. Il a été désavoué quand il a visité une synagogue incendiée à Lod et a proposé l’aide de volontaires arabes pour la remettre en état. Donc en effet, pour le moment, la position de Raam est fragilisée, mais les choses changent tout le temps.

 

4- Parallèlement, on a vu durant ce mois de violences de nombreuses manifestations de coexistence entre Juifs et Arabes israéliens. La coexistence judéo-arabe en Israël est-elle plus forte que les mouvements de haine ?

Patchwork d'images sur la coexistence judéo-arabe en Israël, mai 2021 Durant les émeutes arabes en Israël en mai 2021, de nombreuses initiatives en faveur de la coexistence entre Juifs et Arabes israéliens ont eu lieu, qu’elles émanent d’individus ou d’institution.

La coexistence en Israël est une réalité sociétale, démographique. Les Arabes et les Juifs vivent ensemble, travaillent ensemble, étudient ensemble (au niveau supérieur). Mais c’est encore une coexistence plus d’ordre publique que privée : les liens individuels entre Juif et Arabes vont rarement jusqu’à des liens d’amitié. On n’est pas à ce degré d’intimité, y compris dans les villes mixtes. Culturellement, les deux populations sont séparées, mais vivent pacifiquement ensemble.

Le fait qu’il y ait un irrédentisme arabe est autre chose. Ce sont deux mouvements parallèles. Ce ne sont pas des manifestations de coexistence qui vont convaincre des islamistes radicalisés de se rallier à la coexistence.

 

L’État d’Israël a laissé se développer l’influence islamiste alors qu’elle aurait pu intervenir en amont. C’est le moment d’intervenir.

 

5- La nouvelle génération palestinienne est-elle plus islamiste que la précédente?
Oui. Côté palestinien, on ne peut pas y faire grand-chose. Côté israélien, on pourrait être plus actif. L’État d’Israël a laissé se développer l’influence islamiste alors qu’elle aurait pu intervenir en amont. C’est le moment d’intervenir. Il faut freiner cette vague islamiste, intervenir au niveau de l’Éducation, de la société, des programmes d’intégration. Il faut une alternative à l’islamisme.

La montée islamiste n’est pas forcément traduite en matière religieuse, c’est une appartenance culturelle identitaire floue autour de Jérusalem. Or ceci représente un facteur de scission et de division pour un État souverain. L’État doit prendre en charge toute sa population.

On n’en fait pas assez pour combattre la pénétration islamiste. C’est un autre combat que celui de l’intégration de la population arabe [que l’État mène]. Il y a un combat idéologique parallèle qui n’a rien à voir avec cela. C’est le problème d’une communauté musulmane pénétrée par l’islamisme, dans un pays à majorité non musulmane. En cela, ce qui se passe en Israël ressemble à ce qui se passe dans d’autre pays (France, Royaume-Uni, Allemagne etc.).

 

6- Comment les islamistes en Israël sont-ils utilisés par le Hamas et les autres organisations extrémistes palestiniennes ? Quel est le niveau de porosité entre Palestiniens et Arabes israéliens ?
Après un long processus de maturation, ce processus est apparemment arrivé à un stade actif : ce n’est pas la première fois que le Hamas utilise Jérusalem comme mot d’ordre de rassemblement. La 2ème intifada, appelée justement intifada al-Aqsa, a commencé à Jérusalem avec les émeutes d’octobre 2000, sans aller plus loin. En 2018, il y a eu les émeutes orchestrées par le Hamas sur la barrière à Gaza, au moment du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Le Hamas a voulu faire le lien entre Palestiniens et Arabes israéliens, mais n’y est pas parvenu. En mai 2021, pendant le mois du Ramadan, il y est parvenu. Il se trouve que cette propagande autour Jérusalem dure depuis le milieu des années 90, soit depuis 25 ans. Une génération a été matraquée, ça finit par faire de l’effet. Maintenant, il y a une réelle porosité, ce qui a permis au Hamas de s’engouffrer danss le boulevard laissé par l’abandon des élections palestiniennes par Mahmoud Abbas. Aujourd’hui, c’est Mohamed Deif que l’on glorifie sur l’esplanade des Mosquées, le chef de la branche armée du Hamas, celui qui a appelé les Palestiniens et les Arabes israéliens à se soulever pour al-Aqsa. Ce ne sont pas les leaders politiques du Hamas.

 

D’ailleurs si Israël a appelé ses opérations « Gardien des murailles », le Hamas les a nommées « Le sabre de Jérusalem ».

 

7- Jérusalem va-t-elle devenir ingérable ?
C’est l’enjeu choisi par Hamas et le Mouvement islamique israélien. C’est aussi un cas particulier : la population arabe de Jérusalem-Est n’est pas citoyenne mais résidente. Mais Jérusalem a une longue expérience des épisodes de tension et de la gestion sécuritaire autour du mont du Temple / esplanade des Mosquées. Le vrai problème, c’est que cela dépasse Jérusalem, qui est devenue un symbole.

D’ailleurs si Israël a appelé ses opérations « Gardien des murailles », le Hamas les a nommées « Le sabre de Jérusalem ». Le Hamas a joué sur la synergie entre les émeutes en Israël d’un côté, et le tir de plus de 4000 roquettes sur Israël d’un autre. Les deux ont eu une égale capacité de nuisance. Et cela a imposé le Hamas comme acteur légitime auprès du public arabe israélien islamisé, comme le seul capable de prendre en charge la défense de Jérusalem. La pénétration islamiste a fonctionné.

 

8- L’Autorité palestinienne (AP) ne joue-t-elle pas un jeu dangereux en ne désavouant pas le Hamas ?
L’AP a suivi pendant cette guerre. Elle n’a plus la main sur le mont du Temple / esplanade des Mosquées, même si elle reste représentée au WAQF. L’AP de Mahmoud Abbas s’accroche au pouvoir qui lui reste, c’est pour ça qu’il a annulé les élections. Pendant cette guerre, il comptait sur Israël pour se débarrasser du Hamas. Mais l’AP est encore bien implantée en Cisjordanie, et les Américains ont la volonté de la remettre en selle.

 

9- Que peut la communauté internationale ?
Rien. Israël n’est pas le seul pays confronté à la montée de l’islamisme au sein d’une population majoritairement non musulmane. Personne ne sait comment gérer ça. Il va falloir être créatif et innovant.

 

1 Le frère de Rina Shnerb, 17 ans, assassinée en 2019 par un Palestinien, et dont la famille habite Lod, fait partie d’un de ces groupes d’auto-défense.

2 Équivalent de la Croix Rouge en Israël.

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