Jean-Pierre Lledo et son voyage interdit (qu’il se sera finalement autorisé…)
« Israël, le voyage interdit » n’est pas un documentaire sur Israël. Il s’agit d’une œuvre artistique, personnelle, authentique, qui prend le temps du dévoilement et des interrogations.
Les similitudes avec « Shoah » de Lanzmann sont là. D’abord la longueur, la scission en quatre parties. Puis le rythme : le temps pris à voyager, à déambuler même, la parole donnée à différents protagonistes. Et bien sûr, le remarquable montage réalisée par la monteuse de Shoah, Ziva Postec. Les similitudes s’arrêtent là. « Israël, le voyage interdit » parle avant tout de renaissance.
Dans « Israël, le voyage interdit », il faut prendre les termes à rebours.
Il y a l’interdit d’abord, qui sonne si fort que Jean-Pierre Lledo s’empêche non seulement d’aller en Israël- y compris à l’enterrement de son oncle aimé-, mais s’empêche également de penser ce pays et sa relation à celui-ci. Et ce tabou créé un tel vide qu’il détache son auteur d’une part de son identité, soixante ans durant. L’identité du reste est au cœur des questionnements sur le monde de Jean-Pierre Lledo, homme brassé et traversé par les identités : algérienne, juive, catalane, marxiste, fils, père, mari.
Le voyage ensuite. Il est central dans cette œuvre. Lledo y déroule une pelote, un fil intérieur, et l’on se prend à cheminer avec lui et sa fille Naouel, en voiture, en marchant. La déambulation, la quête pourrait-on dire, est nécessaire pour qu’advienne la parole. Celle de tous ceux que le réalisateur rencontrent tout comme la sienne propre.
Enfin Israël. Certes, il y est aussi question d’Israël. Mais d’une façon sensible, vibrante, à travers des identités complexes, multiples- multiple au sein de chaque individu comme multiple par le panel de personnes rencontrées.
Pour avoir vu deux des quatre parties de ce road movie, la rédaction de France-Israël n’a qu’un conseil à vous donner : n’hésitez pas une seconde et allez plonger dans cette incroyable quadrilogie.
Avant-Première du film le lundi 5 octobre 2020, à 19h30
Cinéma les 7 Parnassiens à Paris (billets sur parnassiens.com)
Jean-Pierre Lledo est né en 1947 à Tlemcen (Algérie), d’une mère juive et d’un père catalan catholique. Diplômé de l’Institut national de cinématographie de Moscou (VGIK) en 1976, il réalise 2 longs-métrages fictions et une douzaine de documentaires en Algérie, pays qu’il doit quitter en juin 1993, suite aux menaces de mort islamistes. Ses derniers films, réalisés à partir de la France, sont tous consacrés à l’échec de son rêve d’une Algérie indépendante et multiethnique. Son film « Algérie, histoires à ne pas dire » a été interdit en Algérie en 2007, et le demeure. À partir de 2012, il entame la réalisation d’un très long métrage de 11 heures « Israël, le voyage interdit » où il examine les raisons de son refoulement d’Israël, durant plus d’un demi-siècle. Diffusion en 2020.
Dans votre présentation1, vous dites descendre d’ancêtres juifs par votre mère depuis 26 siècles. D’où vient ce « 26 siècle » ?
C’est symbolique. Ma mère faisait partie de ces Juifs qui n’étaient ni Berbères, ni venus d’Espagne au 15e siècle (ceux qui ont continué à avoir une tradition ladino). Dans la famille de ma mère, on ne connaît pas le ladino. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a des Juifs en Afrique du Nord depuis bien avant la naissance de l’islam.
La question des origines omniprésentes dans votre œuvre.
Tout à fait. Il y a deux raisons à cela.
Tout d’abord, mon rêve d’une Algérie multiethnique a été brisé. Je suis né en Algérie, dans une famille communiste : les communistes se battaient pour l’Indépendance de l’Algérie ET pour qu’elle reste multiethnique. Il se trouve qu’ils n’ont pu influer la ligne du FLN lors de la guerre d’Algérie, une ligne d’épuration ethnique avec un code de la nationalité édictant que pour être algérien, il faut être musulman. Près d’un million de personne a quitté l’Algérie en 1962 (dont presque tous les juifs et chrétiens).
Et puis il y a le tabou de l’origine juive. Les communistes d’une part réduisaient le judaïsme à une religion. Moi, même si je refoulais ma part juive, j’y tenais quand même. Lors d’une interview à la télévision algérienne en 1990, on m’a posé comme première question « qui êtes-vous ? ». J’ai d’abord parlé de l’identité de mon père (des Catalans arrivés vers 1850). Puis j’ai parlé de ma mère, disant qu’elle était juive. J’ai dû trouver que « juive » tout seul ça faisait tellement énorme, que j’ai rajouté « une juive berbère »2, alors que la famille de ma mère n’a rien de berbère…Le lendemain, ma voisine a traité mon fils de « sale juif ». L’antisémitisme, je le refoulais également.
Vous avez été communiste en Algérie et étudié le cinéma à Moscou dans les années 70. Comment jugez-vous votre niveau d’endoctrinement soviétique de l’époque ?
J’ai eu mon baccalauréat en 1966 à Alger, à l’école française. Puis grâce à une bourse française, j’ai étudié à Nanterre entre 1966 et 1969. Mais je n’arrivais pas à me sentir français. Alors je me suis inscrit au Parti communiste algérien (les communistes, en 1967, étaient plus modérés que les trotskistes qui étaient pour la destruction d’Israël). Mon communisme ne venait pas de l’Union Soviétique, mais du PC algérien.
mon père m’a même traité de fasciste parce que j’étais contre l’invasion de la Tchécoslovaquie
Quant à mes études à Moscou, ce n’est pas politique. Je voulais faire du cinéma, mais l’IDHEC à Paris était trop chère, la Tchécoslovaquie, où l’école de Prague était réputée, était envahie par les chars russes. Du coup j’ai eu une bourse pour étudier à Moscou. Je n’y ai pas fait de politique. Et d’ailleurs les étudiants moscovites n’étaient pas libres de parler. Du reste, je commençais à prendre mes distances par rapport aux Soviétiques, mon père m’a même traité de fasciste parce que j’étais contre l’invasion de la Tchécoslovaquie ! Dans le monde arabe, le parti communiste est le seul endroit où un Juif peut se réaliser comme citoyen, à condition naturellement de ne pas franchir les lignes rouges (camoufler sa judéité, bannir Israël).
Aujourd’hui, mes amis communistes m’ont lâché. En 2009, j’ai pris position contre le Hamas et le déferlement d’antisémitisme dans tout le monde arabe. Il y a eu une rupture totale avec les intellectuels algériens quand je leur ai montré ce que disaient les imams algériens antisémites, sans me positionner par rapport au conflit israélo-palestinien.
Quand j’ai découvert Israël, c’était comme si un ressort comprimé durant 60 ans se détendait.
Vous avez eu un « communisme éclairé ». On vous a reproché de passer du communisme au sionisme. Votre sionisme est-il également éclairé ?
Mon amour d’Israël est venu à partir du moment où j’ai rencontré Israël, à partir du moment aussi où je me suis cultivé là-dessus. J’ai été foudroyé par son histoire. C’est un amour devenu très fort. Je l’avais tant refoulé. Quand j’ai découvert Israël, c’était comme si un ressort comprimé durant 60 ans se détendait. Je voyais que c’était un peuple qui a été chassé, dispersé, qui était revenu et rassemblé de nouveau. Toute ma vie je me suis battu pour toutes les indépendances (Algérie, Vietnam…). Pourquoi ne pas se battre pour ce peuple, mon peuple ? Ma nouvelle détermination vis-à-vis d’Israël est le fruit d’une expérience personnelle.
Quel a été le point de bascule pour que vous vous ouvriez à Israël ? Qu’est-ce qui vous a décillé en Israël, lors de vos premières visites ?
Il a fallu que je brise le tabou de venir en Israël. Mon oncle, qui était s’y était installé en 1961 avec sa femme et ses trois enfants, m’avait invité. Je lui répondais : « je viendrai quand il y aura la Palestine ». En 2008, mon film « Algérie, histoires à ne pas dire », interdit en Algérie, a été sélectionné au festival de films de Jérusalem. J’ai été invité à ce festival, et j’étais très réticent à y aller. Ma fille Naouel m’y a poussé, et nous y sommes allés ensemble. Je comptais bien ne plus y revenir si ça ne me plaisait pas. Et voilà qu’arrivé à Jérusalem, je vois, en face de la cinémathèque, la colline de Sion. Je mettais un nom sur cette notion si abstraite. Puis je suis allé au marché Mahané Yehuda : toutes les couleurs étaient là, mon rêve multiethnique prenait vie. Ce marché m’a rappelé le marché juif d’Oran (où j’ai vécu jusqu’à mes 10 ans). J’ai eu un choc affectif.
Alors j’ai commencé à m’intéresser, à lire sur ce pays. Je ne savais rien. J’ai fait beaucoup de relations avec mon histoire algérienne, mon expérience algérienne m’a aidé à comprendre le conflit ici. Tous mes liens avec l’Algérie étaient rompu à cette époque : l’État, mes amis, ma belle famille, mon fils etc. Quand on change d’opinion, ce n’est pas ça qui est difficile ; ce qui l’est, c’est de perdre tous ses amis.
J’ai voulu être algérien car je n’avais pas d’autre pays, je croyais n’avoir pas d’autre pays.
Dans «Kippour », le premier des 4 volets de « Israël, le voyage interdit », vous laissez la part belle aux Algériens émigrés en Israël, et en particulier à leur souffrance liée à la guerre d’Indépendance d’Algérie. Vous avez vous-même quitté l’Algérie en 1993, sous la pression des islamistes. Cela est donc encore très prégnant chez vous ?
Oui. Je le dis dans la 4ème partie du film. L’Algérie c’est fini pour moi. Je n’avais pas de pays. J’ai voulu être algérien car je n’avais pas d’autre pays, je croyais n’avoir pas d’autre pays. Je ne me suis pas senti français non plus. En Israël, je me suis senti chez moi, en tant que juif. En Algérie, même si on avait voulu de moi, cela aurait été artificiel. Mes films sont comme ma psychanalyse. Ils m’ont fait comprendre mon refoulé. Pour faire le deuil de quelque chose, il faut en parler. D’autre part, le premier film est mon arrivée en Israël. Faire parler les Algériens d’Israël, les Juifs d’Algérie, c’est donc ma fenêtre d’entrée.
De quoi traitent les autres parties du film ?
Dans les autres parties, j’élargis aux Juifs du monde arabe (Irakiens et Égyptiens essentiellement). La 3ème partie se concentre sur ma prise de conscience de la précarité de la vie en Israël, menacé par de nombreux pays. Enfin, la 4ème partie traite de la question identitaire : qu’est ce que le peuple juif, qu’est ce qu’est être juif ? Est-ce que je suis juif ? Comment suis-je juif ? Il y est également question également du marxisme dans sa relation aux Juifs. Je viens seulement de lire le livre de Karl Marx « La question juive » que je n’avais jamais lu, étant donné mon niveau de refoulement ! Si je l’avais lu plus tôt, j’y aurais vu tout l’antisémitisme qu’il y a, et que c’est une pensée totalitaire. André Sénik décrypte bien ce phénomène.
Ce n’est pas un film pas sur Israël, mais sur la façon dont je le vois et je le découvre.
C’est la première fois que vous réalisez un film d’une telle durée. Pourquoi ce choix d’un format très long ?
Historiquement, j’ai écrit un scénario pour un film qui s’appelait à l’origine « Israël, le mystère », destiné à comprendre pourquoi je n’avais pas compris Israël. En 2012, j’ai tournée 250 heures, et je pensais pouvoir le contenir en 4 heures et en 3 parties. Mais ça m’angoissait, mon inconscient me disait que ça serait plus long, que ça devait être plus long. Lors de l’étape du montage, lors du logging (le fait de nommer chaque plan, sur 250 heures), je me suis lancé dans l’écriture d’un scénario concret en fonction des images et de ce qui a été dit. Le manque de la 4eme partie s’est fait ressentir. Ziva Postec a monté les films d’après ces scénarios.
En dehors de cet aspect technique, le film devait répondre à la question : « qu’est-ce qu’Israël pour moi ? ». C’est une question tellement énorme (problématiques humaine, politique, historique, religieuse…) qui, ajoutée à l’énormité de mes tabous (que j’ai fait exploser les uns après les autres), a donné ce film en 4 parties. Cela a été pour moi comme une psychanalyse. Et une psychanalyse, c’est long…Ce n’est pas un film sur Israël, mais sur la façon dont je le vois et je le découvre.
Pourquoi mettre votre fille Naouel au premier plan ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord une dette vis-à-vis d’elle, car elle a été pour beaucoup dans ma décision de venir en Israël en 2008. Et puis, comme j’allais être derrière la caméra, je me suis dit qu’en la mettant devant, j’aurais également une autre vision, la sienne, celle de quelqu’un de plus jeune, de plus naïf (elle n’avait rien lu comme moi) : elle a vraiment découvert quand je filmais. C’est rafraîchissant pour le film.
1 https://www.jeanpierrelledo.com/
2 Article de Jean-Pierre Lledo à paraître dans Tribune Juive contre la thèse développée par Julien Cohen Lacassagne dans son live : « Berbères juifs – L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord », La Fabrique, 2020, préface de Shlomo Sand, sorti en mai 2020.
Un film conçu en quatre parties (chacune visible indépendamment)
KIPPOUR (2h20) // HANOUKA (2h37) // POURIM (3h) // PESSAH (3h12)