Vers une légitimation européenne du BDS ? / Analyse de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 11 juin 2020

Vers une légitimation européenne du BDS ? / Analyse de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 11 juin 2020

Le 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt dont vont s’empresser de s’emparer les militants du BDS pour légitimer leurs agissements d’appel au boycott d’Israël.

L’association France Israël est tout particulièrement concernée puisqu’elle avait obtenu devant la Cour d’appel de Colmar, aux côtés d’Avocats sans Frontières et d’autres parties poursuivantes, la condamnation d’activistes. Cette condamnation avait été validée par la Cour de Cassation qui a rejeté leur pourvoi. Les boycotteurs ont saisi la CEDH en faisant valoir leur liberté d’expression.

La CEDH, qui avait précédemment estimé, dans une affaire similaire, que la liberté d’expression ne pouvait autoriser de pareils agissements, vient d’adopter une position différente en considérant que « la condamnation pénale des militants qui ont participé à la campagne BDS de boycott des produits importés d’Israël n’a pas reposé sur des motifs pertinents et suffisants et a violé leur liberté d’expression ».

Afin de mesurer la portée de ce tout récent arrêt et d’en clarifier les conséquences, il convient de rappeler l’état de la jurisprudence française à cet égard au terme d’un périple judiciaire édifiant.

 

Tribunal correctionnel de Mulhouse : acte I

Supermarché Carrefour vue de l'extérieurLes 26 septembre 2009 et 22 mai 2010, des militants du BDS sont intervenus dans un magasin Carrefour, revêtus de T-shirts comportant l’inscription « Palestine vivra, boycott Israël », en distribuant des tracts portant les mentions « boycott des produits importés d’Israël, acheter les produits importés d’Israël c’est légitimer les crimes à Gaza, c’est approuver la politique menée par le gouvernement ».

Poursuivis à la requête du Parquet de Mulhouse et de diverses parties civiles dont l’association France-Israël, les prévenus ont d’abord bénéficié d’une relaxe devant le Tribunal correctionnel de Mulhouse.

Devant toutes les juridictions saisies, ils se sont prévalus de la liberté d’expression et de leur droit à critiquer la politique d’Israël.

 

L’arrêt de la Cour d’appel de Colmar : acte II

Vue de la Cour d'appel de Colmar, qui a statué dans l'affaire du boycott contre Israël

Cour d’appel de Colmar

Cependant, ils ont été condamnés le 15 décembre 2011 par la Cour d’appel de Colmar, pour les motifs suivants :

« Il est établi par les termes du tract distribué et par les déclarations des prévenus que ceux-ci par leur action provoquaient à discriminer les produits venant d’Israël, incitant les clients du commerce en question à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l’espèce Israël, qui constituent une nation au sens de l’article d’incrimination et du droit international.

La provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement à l’égard d’une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël.

Le seul fait pour les prévenus d’inciter autrui à procéder à une discrimination entre les producteurs et/ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, est suffisant à caractériser l’élément matériel de l’infraction en cause […].

Si la liberté d’expression est garantie tant par les lois fondamentales de la République que par les textes conventionnels reconnus par cette dernière, il doit de nouveau être rappelé que le respect de ce droit n’autorise pas son détenteur, sous le couvert de cette liberté, à commettre un délit puni par la loi, comme en l’espèce la provocation à la discrimination».

 

La Cour de cassation : acte III

Par arrêt du 20 octobre 2015, la Cour de cassation a rejeté les pourvois et a validé l’analyse juridique fait par la Cour d’appel en réaffirmant que « en prononçant ainsi, par des motifs exempts d’insuffisance comme de contradiction … la Cour d’appel a justifié sa décision dès lors qu’elle a relevé, à bon droit, que les éléments constitutifs du délit prévu par l’article 24 al 87 de la loi du 29 juillet 1881 étaient réunis, et que l’exercice de la liberté d’expression, proclamé par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut être, en application du second alinéa de ce texte, soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent, comme en l’espèce, des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui. »

Cette jurisprudence était loin d’être isolée puisqu’un arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux, également confirmé par la Cour de Cassation, avait statué dans le même sens dans une affaire similaire.

 

CEDH : acte IV

Logo de la CEDH (Cour Européenne des Droits de l'Homme), qui a statué dans l'affaire du boycott contre IsraëlAu demeurant, la Cour européenne des droits de l’homme avait elle-même entériné une telle position dans un arrêt Willem (16 juillet 2009) cité à plusieurs reprises dans la décision du 11 juin.

Pour comprendre la portée de cette dernière, il est intéressant de la comparer à l’affaire Willem : ce maire de Seclin avait annoncé, sur le site de la commune, sa décision de boycotter les produits israéliens dans les cantines municipales.

Relaxé par le Tribunal correctionnel de Lille, au nom de la liberté d’expression il avait été condamné par la Cour d’appel de Douai pour provocation à la discrimination, considérant que « l’appel au boycott de produits ayant une certaine provenance constituait une entrave à l’exercice normal de l’activité économique des producteurs en raison de leur appartenance à une nation. Les juges d’appel ont souligné que le mobile invoqué par le requérant, protester contre la politique du premier ministre de l’Etat d’Israël, était sans incidence ».

Cette condamnation a également été confirmée par la Cour de cassation en estimant qu’il ne s’agissait pas de la manifestation d’une opinion mais d’une « provocation à la discrimination ».

Dans le droit fil de la Cour d’appel et de la Cour de cassation, la CEDH a constaté que le requérant n’a pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte discriminatoire. C’est d’ailleurs ce qu’avait souligné le Procureur général en précisant qu’il n’était pas reproché au requérant une idéologie antisémite. En effet le requérant ne s’est pas contenté de dénoncer la politique menée à l’époque par Ariel Sharon mais il est allé plus loin en annonçant un boycott sur les produits alimentaires israéliens.

La CEDH a noté que la Cour de cassation a non seulement pris en compte l’annonce du boycott faite oralement lors du conseil municipal mais également le message diffusé sur le site Internet de la commune et a rejeté son pourvoi.

 

La Cour européenne considère d’autre part que c’est manifestement pour provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés que les requérants ont mené les actions d’appel au boycott qu’ils dénoncent devant la Cour.

 

L’arrêt du 11 juin 2020 de la CEDH

Pour justifier sa position dans l’arrêt du 11 juin 2020, et expliquer pour quelle raison il faut distinguer la présente espèce de l’affaire Willem, la CEDH considère que les requérants (Baldassi, Akbar et autres) sont de simples citoyens, qui ne sont pas astreints aux devoirs et responsabilités rattachés au mandat du maire, et dont l’influence sur les consommateurs n’est pas comparable à celle d’un maire sur les services de sa commune.

La Cour européenne considère d’autre part que c’est manifestement pour provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés que les requérants ont mené les actions d’appel au boycott qu’ils dénoncent devant la Cour. Pour cette raison elle ne retient pas que la conclusion à laquelle est parvenue la Cour dans l’affaire Willem s’impose en l’espèce.

La CEDH souligne que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir proféré des propos racistes ou antisémites ou pour avoir appelé à la haine ou à la violence, qu’ils n’ont pas non plus été condamnés pour s’être montrés violents ou pour avoir causé des dégâts lors des événements des 26 septembre 2009 et 22 mai 2010, et retient qu’il n’y eut ni violence ni dégât. Pour autant, c’est bien pour une provocation à la discrimination que les condamnations ont été prononcées.

La Cour européenne rappelle que pour entrer en voie de condamnation, la Cour d’appel de Colmar a retenu qu’en appelant les clients de l’hypermarché à ne pas acheter des produits venant d’Israël, les requérants avaient provoqué à discriminer les producteurs ou les fournisseurs de ces produits à raison de leur origine.

Le raiAppel au boycott d'Israël dans un supermarché Carrefoursonnement de la Cour de Colmar est le suivant : la provocation à la discrimination ne relève pas du droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet à l’égard d’une catégorie de personnes, se manifestant par l’incitation à opérer une discrimination.

Les juges européens notent que selon la Cour d’appel de Colmar, le fait pour les prévenus d’inciter autrui à procéder à une discrimination entre les producteurs ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, suffisait à caractériser l’élément matériel de l’infraction de provocation à la discrimination.

La CEDH soulignent également que la Cour d’appel de Colmar ajoute que la liberté d’expression n’autorisait pas son détenteur, sous le couvert de cette liberté, à commettre un délit puni par la loi.

Ayant constaté tout cela, la CEDH indique très clairement qu’elle n’entend pas mettre en cause l’interprétation de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur laquelle repose ainsi la condamnation des requérants, selon laquelle, en appelant au boycott de produits venant d’Israël, les requérants ont, au sens de cette disposition, provoqué à la discrimination des producteurs de ces produits à raison de de leur origine.

La Cour ne conteste pas et au contraire rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment à leurs tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit national. Le principe même de cette législation n’est pas remis en question.

 

Ce débat contemporain doit il se tenir dans les supermarchés, en entravant la liberté économique ?

 

Le tour de passe-passe de la CEDH

La CEDH relève bien que le droit français interdit tout appel au boycott des produits à raison de leur origine géographique. Toutefois, elle considère que la Cour d’appel de Colmar n’a pas condamné les « boycotteurs » sur cette interdiction même, mais sur le fait que l’appel au boycott constituait une provocation à la discrimination.

La CEDH, dans son arrêt du 11 juin 2020, s’empare donc du « droit à la liberté d’expression » qu’elle oppose à la « provocation à la discrimination ». Elle se limite à vérifier si les appels au boycott peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », c’est-à-dire si les motifs invoqués pour condamner ces appels sont pertinents et suffisants.

Elle estime qu’une motivation circonstanciée était d’autant plus essentielle en l’espèce qu’on se trouve dans un cas où l’article 10 de la Convention exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression.

C’est là qu’ intervient l’idéologie, puisque la Cour européenne relève que les actions et propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du « droit international public par l’État d’Israël » et « la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés », et s’inscrivaient dans un débat contemporain ouvert en France comme dans la communauté internationale. La CEDH considère que la justice française s’est « ingérée » dans un débat démocratique.

 

Conclusion

Ce débat contemporain doit il se tenir dans les supermarchés, en entravant la liberté économique ? On peut à cet égard se demander s’il rentre dans une mission d’intérêt général de provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés, l’enseigne Carrefour ou d’autres centres commerciaux ne sont pas des salles de conférence ou des espaces de meetings, et ceux qui les fréquentent ne viennent pas dans ce but, ne sont pas intellectuellement préparés à affronter ce genre de débats, ne sont pas nécessairement informés sur la question et ne disposent pas des éléments de réponse leur permettant une réflexion équilibrée, ils peuvent être impressionnés par les slogans haineux et les imprécations accusatrices et céder aux provocations discriminatoires.

La CEDH relève d’autre part que, par nature, le discours politique est source de polémiques et est souvent virulent, qu’il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépasser. Mais que faut-il à la CEDH pour voir le niveau d’intolérance, de haine et de violence à l’égard d’Israël que ce genre de « non-débats » provoquent ? Où voit-elle le débat démocratique dans des coups de force intimidants dans les supermarchés ? Dans les irruptions brutales de militants pro-palestiniens lors de conférences ou spectacles où interviennent des Israéliens ? Et même sans Israéliens, où l’on parle seulement d’Israël en des termes qui ne conviennent pas à ces boycotteurs ?

La Cour en a déduit que la condamnation des requérants ne repose pas sur des motifs pertinents et suffisants. Elle n’est pas convaincue que le juge français ait appliqué des règles conformes aux principes protégeant la liberté d’expression et se soit fondé sur une appréciation acceptable des faits, et pour cette raison elle a condamné la France.

En d’autres termes, la Cour européenne n’a pas invalidé par principe la condamnation des militants du BDS au nom du respect de la liberté d’expression. Elle considère cependant que la Cour d’appel n’a pas suffisamment motivé la raison pour laquelle il était permis de limiter ce droit d’expression.

Il appartiendra à l’avenir aux associations parties civiles, et surtout aux Parquets poursuivants, d’argumenter précisément sur ce point en relevant notamment les appels à la haine et à la discrimination, ainsi que les comportements constitutifs d’entrave qui permettent de condamner les militants du boycott lorsqu’ils stigmatisent des producteurs à raison de leur appartenance nationale.

Cependant, rien ne permet de considérer que cette décision empêche dorénavant de poursuivre les militants du BDS.

 

Aude Weill-Raynal
Avocat

 

 

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2 thoughts on “Vers une légitimation européenne du BDS ? / Analyse de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 11 juin 2020”

  1. Chesnel dit :

    Je pense qu’il faut que la France se retire du Conseil de l’Europe (dont dépend la CEDH), institution gangrénée et financée par l’Open Society.

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